TRADÜKSIION

- AVANT-PROPOS -

   En septembre 2020, les éditions Inaudible étaient en Roumanie. Elles avaient la chance de participer à l’exposition belgo-roumaine Was Jetzt ?, à la Bibliothèque nationale de Bucarest, aux côtés de 666LaChasse et d’une douzaine d’autres artistes inconnus de nous – et, comme nous, inconnus tout court. L’accueil de Simona Tartacuta et Pierre Van Hulle, ses concepteurs, fut généreux. Celui de la ville également, où nous ne conseillons le séjour à personne, espérant ainsi la préserver d’un flot de tourisme pour l’heure inconnu d’elle.

    Was Jetzt ! tenait à interroger des artistes sur l’état de la Roumanie et la situation des Roumains, trente ans après leur libération de la dictature du couple Ceaucescu. Pour les Belges que nous sommes, il a de suite paru hors de question de prétendre avancer quoique ce soit sur ce sujet, dont nous ne connaissions rien. Le faire eût frisé l’outrecuidance.

   Mais l’idée du voyage était alléchante. Une piste de travail sérieuse se portait sur les Roumains vivant à Bruxelles (« chez nous » ou « avec nous », comme on veut – mais cette différence d’expression signale déjà une perspective d’enquête). Le phénomène de l’exil d’une partie importante d’une population ne renseigne-t-il pas sur la situation de celle-ci, chez elle ?

   D’un point de vue inverse, jusqu’à quel point connaissions-nous les Bruxellois originaires de Roumanie, ceux que nous croisions fréquemment dans notre quartier, ses rues, bars, devant ses écoles et sur ses échafaudages ?

   Ce qui distingue au plus vite un étranger nouvellement arrivé où que ce soit était, jadis, sa panoplie vestimentaire (celles des ambassadeurs de la Sublime Porte auprès du Roi-Soleil sont restées célèbres). Ceci n’a plus cour - ce qu’un désir d’exotisme peut regretter, mais songeons à l’importance du bénéfice engendré par l’abandon de cette pratique pour un Inuit en visite à Tombouctou, pour un Papou aux îles Lotofen.

    La maitrise par ce nouvel arrivant de la langue vernaculaire du lieu, la façon dont il l’exprime - ou ne l’exprime pas – est ce qui le signale en premier dans l’espace public. Cette piste pouvait être explorée.

   Inaudible éditant, le projet à concevoir viserait la réalisation d’un livre. Le projet serait une expérience – un jeu dont le scénario serait le suivant :

      - choisir un texte dans l’une des deux langues (le français par exemple)

       - le lire à un roumanophone ; il écrit donc ce qu’il en comprend, comme il le peut.

       - transmettre cet écrit à un francophone, chargé d’en remettre le texte en français correct - mais sans chercher à retrouver le texte source.

       - on obtient un second texte, différent du premier bien sûr, mais d’une syntaxe tout aussi régulière.

       - …et recommence à l’identique, avec d’autres participants.


    En réalité, deux séries de textes étaient obtenues car le jeu se jouaient aussi tout à l’inverse, en partant de la version du texte source en l’autre langue (en roumain cette fois, lu à des francophones et transcrit par eux, puis rétabli en roumain correct par des roumanophones). Ils constituèrent l’ouvrage emporté à Bucarest, intitulé Tradout’chéré/Tradüksiion - écritures phonétiques du même mot “traduction” en français pour le roumain, en roumain pour le français.

    Les résultats furent mitigés. Ça fonctionne : des textes succèdent aux autres, dérivant toujours un peu plus, toujours poétiques. Ça roule, donc, mais lentement, et ça grince.

   A vrai dire, le choix du texte source n’était pas si bon : il s’agit d’un extrait de Après l’orage du poète Urmuz. Déjà surréaliste avant même que le processus de transformation soit engagé - comme un participant nous le fit malicieusement remarquer – il lui manquait la banalité d’un vrai départ pour la loufoquerie. Ensuite, les Roumains parlent souvent un assez bon français (certaines transcriptions ont du être interrompues car elles étaient exactes à la virgule près - le présent ouvrage prend son sous-titre de l’une d’entre elles : Je t’attends sur la table). Enfin, ce genre d’exercice est délicat à proposer : joue-t-on avec leur statut d’étranger, s’amuse-t-on de leurs erreurs ? Les amener à participer provoquait régulièrement de leur part une suspicion compréhensible.

   Autre chose encore. Le jeu fut mené avec deux textes différents (le second, plus court : un poème anglais de George Herbert). Donc deux séries doubles de textes, quatre séries en tout. La mise en page partageait le livre en autant de parties mais l’ensemble était très touffu, on oubliait trop vite, en pleine lecture, à laquelle on avait affaire.

    Ce dernier défaut nous a décidé à rééditer la seule partie en français de cette tentative plus globale (pour l’exposition, en Roumanie, il fallait bien sûr qu’elle fût bilingue). Les transcriptions phonétiques de participants roumains et leurs remises d’aplomb par des francophones ont été conservées, et alternent donc logiquement au fil de la lecture. La première partie a pour texte source Après l’orage de Urmuz, la seconde, le poème de George Herbert. Comme le proclamait la préface à l’édition originale, bilingue : le jeu fonctionne et les éditions Inaudible auront à coeur de le poursuivre plus avant. Les choses ne se seront donc finalement pas passées ainsi…